Brookville

EMANCIPATION REJOUISSANTE

par Armelle Canitrot

C’est bien l’émancipation réjouissante d’une écriture originale et l’avènement d’une véritable artiste qu’il est permis de mesurer dans ces paysages de Brookville, réalisés en 2005, tout comme dans ces curieux « portraits » qui composent la série Le Cercle, produite par Claudia Imbert en 2007.

Une mise au point en quelque sorte et un véritable ajustement de la chef opératrice que fut Claudia Imbert devenue photographe, pour se libérer des lourdeurs propres au dispositif cinématographique. Un passage délicat à opérer pour qui eut l’habitude par sa fonction de ne saisir dans son cadre que des acteurs dûment préparés et des scènes dûment répétées. La réalité sans les fards de la fiction ne pouvant qu’apparaître triviale à cette perfectionniste de l’image gardant de ses années de cinéma un certain nombre d’exigences telles que son grand art du cadrage, son attention particulière au décor et son souci méticuleux de la chorégraphie.

L’on comprend donc que Claudia Imbert ait négocié ce virage dangereux en commençant par tourner son objectif sur le paysage, au cours d’un « road movie photographique » à travers les Etats-Unis, profitant de sa toute nouvelle liberté de choix, de mouvement et d’esprit pour capter avec une délectation communicative l’image d’un pays déjà largement habité de références littéraires et cinématographiques. À travers ses cadrages guidés par la sensualité, les couleurs et les lignes, se dessine le portrait d’une ville que l’on devine en creux, comme un mirage apparu au milieu de nulle part. Une fiction de ville, un no man’s land troublant comme les décors d’un film photographiés après le départ des acteurs. Des images propres à exciter l’imaginaire comme cette voiture rutilante dissimulée sous un voile telle une jeune mariée, cette caravane éculée sur toutes les routes de l’Ouest, ce passage clouté au coeur du désert, ce bar improbable, cette fenêtre sur cour ou cette chambre de motel encourageant à la psychose. Des cadrages impeccables ne boudant pas leur fascination pour le vide, lequel n’étant peut-être qu’un prétexte pour différer le moment redouté de « s’attaquer » à l’humain et à ses capricieuses inconstances.

C’est néanmoins dans les réminiscences de son expérience cinématographique que l’artiste retrouve les chemins de la mise en scène _ donc d’une certaine fiction_, qu’elle s’autorise à transposer en photographie pour être fidèle à sa vision de la réalité. En rupture totale avec le cliché sportif et déjouant l’image de violence liée au water-polo, dans Le Cercle Claudia Imbert s’affranchit aussi des contraintes conventionnelles du portrait et invente son propre rituel artistique entre mise en scène et réalité. Exploitant les éléments que lui offre le réel, elle s’impose un dispositif frontal proprement théâtral et se sert du rideau qui isole les poloïstes à l’entraînement des autres nageurs, pour délimiter son espace scénique. De même que, contrariant les pièges du contre-jour tendus par les baies vitrées, elle s’adjoint les feux du soleil couchant pour éclairer son décor et laisser l’eau et la lumière jouer ensemble.

Là où elle pensait rencontrer des sportifs, Claudia Imbert a découvert des poètes, et ses images inspirées se sont mises au diapason, plongeant, si l’on ose dire, en apnée dans une sorte d’apesanteur. Car c’est bien l’étrange et mystique chorégraphie des joueurs de polo qu’elle révèle. Ici, avec ce jeune homme en plein envol suspendu dans un entre deux du temps, le visage emporté dans l’acmé de l’extase. Là, avec ce joueur tendu dans une curieuse crucifixion. Et encore dans ce ballet aquatique où le danseur abandonné semble revivre la mort du cygne. Saisis dans des rituels intimes dont on perçoit qu’ils sont les fruits d’un lent parcours initiatique, tous partagent ce même visage habité, cette même élégance et cette même grâce.

Mais, du lourd hippopotame jaillissant de l’eau en s’ébrouant comme pour défendre sa lignée, à ces deux poloïstes semblables à des oisillons attendant la becquée, c’est aussi un étrange bestiaire qui semble parfois évoluer sous nos yeux dans ces eaux monochromes. Si ce ballet de créatures hybrides mi-hommes mi-bêtes nous touche tant, n’est-ce pas parce que, comme les récits mythologiques, ces images œuvrent en nous comme des réminiscences de la condition d’apesanteur et de grâce qui fût la nôtre au sein des eaux originelles.