« La banlieue, c’est le théâtre des familles », explique Claudia Imbert qui, avec « La Famille Incertaine », continue l’exploration de son espace quotidien initiée en 2008 par « La Zone Pavillonnaire ». Si dans cette série elle mettait en scène ses propres voisins dans des postures hiératiques sur le seuil de leur maison, aujourd’hui enhardie Claudia Imbert pénètre à l’intérieur de ces pavillons de banlieue dorénavant habités par de jeunes familles, à tous égards semblables à la sienne.
« Le départ à l’école », « La maman le matin », « A la piscine », « Au garage », pourraient être les titres de ces scènes de vie quotidienne, qui ne sont pas sans rappeler les planches Rossignol accrochées aux murs des salles de classe et qui abreuvèrent des générations d’écoliers de leurs visions standardisées du bonheur familial. Tout aussi rutilants dans leur forme que ces tableaux idylliques, ceux de Claudia Imbert jettent en revanche le doute sur les gages de bonheur, de sécurité et de solidarité promis par le contrat de famille. Que signifie en effet cette chaise vide éclairée par une lumière qui souligne sa vacuité, en face d’un enfant prenant seul son petit déjeuner. Dans l’ultra moderne quotidien révélé par Claudia Imbert, les femmes doivent composer avec le « multitâche », les enfants s’accommoder des performances de leurs mères, et chacun se débrouiller avec sa culpabilité et sa solitude. N’est-ce pas ce que suggère aussi cette image clinquante comme une pub, d’une ménagère à genoux frottant le sol dans la position des Raboteurs de Parquet immortalisés par Gustave Caillebotte. Nulle autre perspective pour elle que celles offertes par les lignes de fuite du carrelage, ou par son propre reflet dans les dalles miroitantes qui lui rappellent son devoir d’être séduisante en toute circonstance.
Dans une salle de bain au décor clinique deux jeunes sœurs regardent au loin par la fenêtre. Tout comme ces deux petites nageuses statufiées derrière la baie vitrée d’une piscine, ou cette jeune femme nue derrière une fenêtre d’angle affrontant comme une figure de proue une marée de pavillons en contrebas. « Seul l’extérieur rappelle que l’on est en banlieue », commente l’artiste qui n’hésite pas à passer par le montage numérique pour forcer à voir ce que les habitants perçoivent de chez eux mais que l’angle de prise de vue ne permet pas toujours de saisir. Cette gestion très particulière de la frontière intérieur/extérieur par une sur-présence de « fenêtres avec vues », n’est pas sans faire écho à l’univers pictural d’Edward Hopper maître dans l’art de peindre la monotonie de la vie quotidienne des classes moyennes américaines. Ces décors impeccables, épurés, voire cliniques comme des appartements témoins dans lesquels elle plante ses personnages archétypaux, renforcent l’impression de solitude, d’introspection, de mélancolie qui semble les habiter. Ni tableaux idylliques, ni critiques à charge contre la famille, les images de Claudia Imbert évoquent plutôt l’ambigüité de la vie familiale, prise entre la promesse d’un cocon sécurisant et le risque d’un étouffant carcan.
L’on peut aussi voir dans ces images une filiation avec celles réunies par l’américain Philip-Lorca DiCorcia dans « A Storybook Life ». Venant aussi du cinéma, lorsqu’elle devient photographe Claudia Imbert s’émancipe sans état d’âme des contraintes du réel pour mieux montrer sa vision de l’espace dans lequel elle évolue. « J’utilise la mise en scène, mais toutes ces scènes existent ». L’artiste ne s’inscrit pas dans une démarche documentaire, mais il n’empêche que ses « vues de l’intérieur » constituent, comme le ferait un roman autobiographique, un témoignage essentiel et éminemment contemporain sur les mutations sociologiques actuelles des banlieues pavillonnaires, ainsi que sur les questionnements qui peuvent être ceux des jeunes mères de famille y vivant aujourd’hui. C’est donc avec la plus grande attention que l’on se doit de suivre les pistes qu’elle explore encore en s’aventurant sur les frontières incertaines entre image fixe et image en mouvement pour prolonger le face à face avec ses modèles et capter ces instants troublants et poétiques où tombent les masques. Son film “Le Garage” révèle en effet que, dans ces allers et retours entre photographie et cinéma, Claudia Imbert trouve une écriture sensible qui lui est propre.
Sous une apparente neutralité, derrière un aspect figé voire hiératique, l’œuvre de Claudia Imbert est une promesse d’horizons possibles mais tenus encore secrets, en passe de se révéler. L’artiste récompensée par le prix Arcimboldo a abandonné l’argentique pour la création numérique, afin d’y puiser des ressources techniques qui lui permettent de soigner ses images, d’en intensifier les effets sans céder au spectaculaire, et, plus encore, d’y construire, grâce à l’habileté des montages, des perspectives imaginaires, des invitations au voyage.
L’esthétique de Claudia Imbert est inspirée par la tradition figurative – on peut penser à l’univers d’Edward Hopper et au classicisme hollywoodien. Mais cette rigueur de surface, débarrassée de toute espèce d’aspérité, lissée, épurée, clinique, couve une prodigieuse émotion latente. Ses œuvres saisissent, avec un charme énigmatique, des moments du quotidien où se joue un trouble, où s’installe l’incertitude. La relation affective entre les êtres, leur épanouissement, mais aussi leur aspect, leur jeunesse semblent suspendus à un fil fragile. Une crise en attente ? Ce n’est pas exclu. Les œuvres de Claudia Imbert laissent affleurer des drames discrets et dénoncent une carence pesante : la figure masculine, la figure parentale sont fantomatiques, voire absentes. Une lassitude, et même une certaine solitude lestent les visages dans ces cadres domestiques monotones.
Cependant, le regard de Claudia Imbert, sa maîtrise des technologies numériques agrémentent les standards sociaux des banlieues pavillonnaires de nouveaux espaces propices à l’imagination. Dans les détails et dans la profondeur se nichent l’infiniment grand, un appel de l’extérieur : fenêtres, ciels, panoramas urbains, jeux de reflet, lignes de fuite… Les œuvres majeures de l’histoire sont celles-là qui font voir par-delà l’image même, celles-là qui séduisent l’œil, bien sûr, mais qui, de surcroît, frappent et stimulent l’esprit. Claudia Imbert donne à savourer une immédiate force plastique ; elle donne aussi à douter des idéaux modernes du standing moyen.